L’idée d’une structure pérenne d’organisation et de gestion des élections n’est pas en soi une mauvaise chose. Bien au contraire ! Depuis que des voix s’élèvent de plus en plus pour dénoncer les limites de l’attelage MATCL-CENI-DGE, le Mali est plongé dans la réflexion sur un nouveau cadre institutionnel d’organisation et de gestion des élections.
Qui pourrait alors en vouloir au Comité Daba, dans ses réflexions expertes sur les réformes institutionnelles, d’avoir tenté d’apporter sa part de pierre à la construction de cet édifice institutionnel ? Mais en même temps, qui serait assez naïf pour croire que le modèle d’administration électorale ainsi proposé sous la forme d’Agence Générale des Elections est bien celui qu’il faut pour notre pays ?
Ce qui est en cause ici, ce n’est pas tant les missions qui restent conformes à celles généralement assurées par les administrations électorales responsables de l’organisation technique et matérielle des élections, à savoir :
-disposer du pouvoir règlementaire ; – exercer les attributions de la Délégation Générale aux Elections (DGE) renforcées, en ce qui concerne la gestion du financement public des activités politiques (partis politiques et campagnes électorales), – exercer les attributions du ministère chargé de l’Administration Territoriale ; – procéder au découpage des circonscriptions électorales, – former les agents électoraux ; – proclamer les résultats des élections.
L’AGE présente toutes les allures d’une CENI version 1997 qui ne dit pas son nom. Et qui, pour ce motif, est mal parti. Ce qui ne va pas dans l’Agence Générale des Elections(AGE) ?
La distribution arbitraire de rôles opérée par le postulat de base Le postulat de base dans lequel il est proposé dans le rapport Daba à sa page 81 à une sorte de « distribution » des préoccupations entre pouvoirs publics, acteurs politiques, partenaires techniques et financiers et opinion publique nous paraît arbitraire à bien des égards. Ce postulat de base est formulé de la manière suivante : « L’Agence Générale des Elections (A.G.E.) devrait répondre aux exigences des pouvoirs publics soucieux de sécurité et de sérénité, à celles des acteurs politiques préoccupés par la transparence et la sincérité des scrutins et celles des partenaires techniques et financiers et de l’opinion publique exigeants sur la crédibilité des élections ».
Cette formulation véhicule l’idée que ce qui est recherché à travers l’Agence Générale des Elections, c’est de satisfaire aux préoccupations de sécurité et de sérénité des pouvoirs publics, aux préoccupations de transparence et de sincérité des acteurs politiques, et aux préoccupations de crédibilité des partenaires techniques et de l’opinion publique.
Cette distribution manque de pertinence, puisque la recherche de transparence et de sincérité n’est pas l’apanage des seuls acteurs politiques. Ces objectifs intéressent tout autant les pouvoirs publics que les partenaires techniques et financiers ainsi que l’opinion public qui ont eux-mêmes besoin, au même titre que les acteurs politiques, de sécurité et de sérénité dans les élections.
Nous ne croyons pas en la « distribution » des préoccupations entre les uns et les autres dans la mesure où dans le cadre d’un processus électoral qui se veut démocratique comme le nôtre, tous les acteurs de bonne foi ont à la fois les mêmes soucis de sécurité, de sérénité, de transparence, de sincérité et de crédibilité des élections.
La proposition irréaliste d’un budget arrêté et inscrit dans la loi de finance sans modification
Parmi les facteurs censés contribuer à asseoir l’indépendance de l’Agence Générale des Elections, trois éléments sont cités dans le Rapport Daba.
Les deux dernières conditionnalités(ne recevoir d’instruction d’aucune autorité politique ou administrative et avoir des organes soustraits de l’influence desdites autorités par le mode de désignation et le caractère du mandat) ne semblent pas soulever de commentaires particuliers.
En revanche, la première conditionnalité pose problème. Il ressort de cette conditionnalité que l’indépendance de l’Agence Générale des Elections consisterait en ce qu’elle « disposera d’un budget arrêté par son organe délibérant et inscrit sans modification au budget de l’Etat » ! Cela signifie que l’insertion du budget prévisionnel de l’AGE dans le projet de loi de finances apparaît comme une simple procédure d’enregistrement et ne peut entraîner aucune modification quant à son montant.
Ainsi l’assemblée nationale ne pourrait voter au profit de l’AGE une somme inférieure à celle indiqué dans son budget prévisionnel. On ne pourrait même pas, même de toute bonne foi, demander à l’AGE de modifier son projet de budget en invoquant par exemple des contraintes de conjoncture économique qui poussent souvent l’ensemble des institutions de l’Etat à serrer la ceinture en modérant les dépenses.
A travers cette disposition, le Comité Daba fait montre d’une générosité quasi religieuse dans sa garantie d’indépendance, d’autant plus discutable que l’AGE n’a pas le statut d’un véritable pouvoir constitutionnel au sein de l’Etat, à l’instar par exemple de l’Assemblée nationale dont le budget, aux termes de la loi n°95-012 sur son autonomie financière, « est inscrit sans restriction, au budget de l’Etat. »Un véritable défi à la souveraineté de l’Assemblée nationale et à son pouvoir budgétaire que de proposer un tel niveau d’autonomie financière pour une institution infra constitutionnelle !
De notre point de vue, l’AGE doit pouvoir proposer les crédits, tous les crédits, mais rien que les crédits nécessaires à son fonctionnement et à ses missions. Mais il appartient à l’Assemblée nationale de voter ce budget en toute souveraineté et en toute responsabilité, y compris en y opérant des coupes ou des augmentations
Il n’y a pas de raison à ce que l’AGE ne soit pas soumise aux arbitrages budgétaires. En tout état de cause, il serait paradoxal que l’État se dessaisisse de ses missions électorales au profit d’un organisme indépendant sans doter celui-ci de ressources suffisantes pour qu’il exerce correctement sa mission. D’ailleurs, l’expérience nous enseigne que ces genres d’organismes indépendants sont plus généreusement traités dans le budget de l’État que les administrations traditionnelles.
Les incohérences du conseil d’orientation et de contrôle Que d’incohérences dans la composition et les missions du Conseil d’orientation et de contrôle conçu comme le deuxième organe d’administration et de gestion de l’AGE à côté de la Direction générale ! S’agissant de sa composition de 15 membres, c’est quasiment la reproduction de celle de la CENI, à la seule différence que les partis politiques en sont absents :
-une (1) personnalité désignée par le ministre de l’Administration territoriale,
-un (1) représentant du Barreau,
-un (1) de l’AMDH,
-deux (2) du Conseil supérieur de la magistrature,
-trois (3) du Conseil de l’Université choisis parmi les professeurs de droit public et de sciences politiques,
-une (1) personnalité ayant une compétence établie en matière électorale,
– trois (3) des organisations de femmes,
-un (1), du Conseil national de la Jeunesse
-deux (2) des ordres religieux.
En somme, le Conseil d’orientation et de contrôle est un fourre-tout de représentants desquels il n’est exigé aucune condition de compétences en matière électorale y compris la personnalité désignée par le ministre chargé de l’Administration Territoriale, puisque cette exigence ne pèse que sur l’unique « personnalité ayant une compétence établie en matière électorale » qui doit être également proposée par le ministre chargé de l’Administration Territoriale.
Pour la plupart, ces membres vont faire de la figuration au sein du Conseil d’orientation et de contrôle, le temps d’un mandat de six (6) ans renouvelable par moitié tous les trois (3) ans. Pour un organisme professionnel responsable de l’organisation matérielle et technique des élections, c’est un euphémisme que de pronostiquer un démarrage peu rassurant pour l’AGE.
Les missions assignées au Conseil d’orientation et de contrôle ne sont pas plus cohérentes.
Au titre de l’orientation, il est souligné que le Conseil « exerce les fonctions habituelles d’organe délibérant d’une structure personnalisée, notamment la définition de la politique, la détermination des moyens et la supervision des activités et l’organisation interne de la structure ». Mais à la différence des organes délibérants des structures personnalisées, le Conseil à travers ses missions de contrôle, descendra sur le terrain, pour s’adonner à de l’opérationnel au quotidien en « recevant des plaintes des partis politiques et des candidats ». Il disposerait même, dit-on, « des moyens d’action de la CENI, à savoir la possibilité de faire aux présidents des bureaux de vote des observations consignées dans le procès-verbal des opérations de vote ; inviter une autorité administrative, en cas de non observation des textes par elle, à prendre les mesures de correction appropriées et si elle ne s’exécute pas, proposer à l’autorité compétente, des sanctions contre le fonctionnaire ou l’agent public responsable et saisir, le cas échéant, les juridictions compétentes qui statuent sans délai » Tout cet arsenal de contrôle que l’on retrouve dans des termes quasi identiques dans la loi électorale en vigueur, avait été remis entre les mains de la CENI face à l’administration alors responsable de l’organisation technique et matérielle des élections.
Au moment où il est proposé de substituer l’AGE dont le Conseil d’orientation et de contrôle est partie intégrante, à l’administration, on confie à cette même Agence, des missions qui relèvent du contrôle qui est censé s’exercer sur elle.
En confiant au Conseil d’orientation et de contrôle, les missions qui sont celles de la CENI à l’égard de l’administration responsable de l’organisation des élections (articles 15 et 16 de la loi électorale notamment), l’AGE devient naturellement juge et partie. Elle ne peut échapper à cette incohérence, car le Conseil d’orientation et de contrôle doit assumer solidairement la responsabilité de l’organisation du scrutin.
Un fonctionnaire en retraite pour conduire les opérations électorales ! L’AGE sera dirigée par un exécutif, constituée du Directeur général, de son adjoint et des services techniques.
Il est symptomatique de constater que le Comité Daba ne dit mot des services techniques qui vont animer l’AGE.
L’on sait seulement que le Directeur général et son adjoint seraient « nommés par décret du Président de la République pour une durée non renouvelable de six (6) ans et choisis sur une liste de sept (7) hauts fonctionnaires à la retraite ou de personnalités de la société civile arrêtée par le Comité d’orientation et de contrôle ». Le choix possible sur la liste de « sept (7) hauts fonctionnaires à la retraite » pose problème. Il est vrai que c’est devenu aujourd’hui une mode de « ressusciter » les fonctionnaires admis à la retraire. Ce qui d’ailleurs, disons-le franchement, dans son principe, n’est pas une mauvaise chose, puisque l’on sait que ces fonctionnaires en réserve de la République constituent pour la plupart, de véritables mines d’expertises qui peuvent s’avérer profitable pour le pays.
Mais de là à organiser à leur profit une sorte de monopole d’un poste de Direction, il y a un pas qu’on ne saurait franchir sans buter sur le spectre d’un traitement discriminatoire contraire au principe d’égalité entre les citoyens maliens. La Cour constitutionnelle appréciera !
Au surplus, il est regrettable de noter également, comme dans le cas des membres du Conseil d’orientation et de contrôle, l’absence totale de critères de compétences électorales avérées dans le choix du Directeur de l’AGE. Il faut dire que tout cela ne milite pas en faveur du professionnalisme dont on est légitimement en droit d’attendre d’une administration électorale indépendante digne de ce nom.
La panne d’articulation des démembrements de l’AGE
Le moins que l’on puisse dire est que la question cruciale du déploiement sur le terrain de l’AGE n’a pas été abordée en profondeur , et c’est de manière très laconique que le Comité Daba se contente de dire que l’AGE « aura au niveau des cercles et des communes, des démembrements constitués d’un personnel permanent réduit, appuyé pendant les périodes électorales par un personnel occasionnel, tous recrutés sur des listes proposées par les partis politiques en vue de la constitution d’un vivier de personnel électoral ».
Un personnel permanent réduit, un personnel occasionnel partisan faisant office de vivier électoral pendant les élections, telle se présente la configuration des démembrements de l’AGE dans les cercles et les communes. Vive le professionnalisme !
Ce n’est pas tout. Le Comité Daba ajoute : « Le chef du Bureau local de l’Agence aura rang d’adjoint du représentant de l’État dans la circonscription. Il recevra ses instructions par l’intermédiaire du représentant de l’État qui veillera à leur exécution correcte ». On veut rendre le représentant de l’État responsable d’une mission dont il a été dépouillé !
On perçoit bien à travers ses propositions que le Comité s’est retrouvé comme en panne sur la question de l’articulation entre l’AGE et le Ministère chargé de l’Administration Territoriale. Cette panne d’articulation des démembrements de l’AGE est confirmée dans le contexte de l’étranger où il est proposé que « les attributions des démembrements seraient exercées par un agent consulaire ou un agent de l’ambassade désigné à cet effet ».
Alors qu’aucune jonction n’est prévue au sommet entre les administrations centrales, est-il possible de procéder ainsi au niveau périphérique à des raccordements entre l’AGE et l’administration sans courir le risque de faire du bricolage institutionnel ?
Tout se passe comme si le Comité Daba voulait d’une chose et de son contraire : faire organiser les élections par une autorité indépendante tout en se servant de l’administration classique que l’on décrie. Il sera très facile ensuite, en cas de ratage, de taxer cette administration de saboter le processus ! Les pauvres représentants de l’Etat, agents consulaires et d’ambassade ne vont-ils pas finalement servir de boucs émissaires ?
C’est là toute la problématique de la mise en place au Mali d’une structure indépendante parallèle à l’administration classique chargée d’organiser les élections. On peut très facilement concevoir une structure centrale à Bamako. Mais comment faire pour la rendre opérationnelle sur l’ensemble du territoire national jusque dans les contrées les plus reculées ?
Au total l’AGE, sous ce vocable trompeur, reste pour l’essentiel dans la pure tradition du schéma classique de la CENI malienne version 1997 et des autres CENI ou CENA de la sous région. Confier l’organisation technique et matérielle des élections à une telle structure qui n’a rien d’une véritable administration électorale indépendante, professionnelle et compétente, ce serait exposer notre pays à des dangers inutiles, au moment où l’administration classique, sans être parfaite-il faut le concéder sans complexe-fait montre aujourd’hui de professionnalisme et de neutralité indiscutables dans l’organisation des élections.
Dans une parution récente du journal Nouvelle République, l’ancien ministre chargé de l’Administration Territoriale Monsieur Ousmane SY disait : « Il faut travailler à renforcer l’administration, à la rendre républicaine, à renforcer ses moyens, à être exigeant avec elle. Je suis convaincu que les élections ne pourront pas se faire en dehors de l’administration ».
Le ministre sait bien de quoi il parle ! On peut espérer qu’il en soit de même du Comité Daba. Pour notre part, nous restons convaincus que l’AGE est mal partie et que le débat sur la structure indépendante pérenne d’organisation et de gestion des élections au Mali est loin d’être clos.
DR FOMBA
Professeur de Droit et de Sciences Politiques