Rédiger l’épitaphe d’un savant, quelle tâche difficile ! Le faire pour à la fois un génie, un philosophe, un poète, un combattant et un humaniste est proprement hors de portée, même pour celui qui a tout lu de Mahmoud Darviche et qui est intimement convaincu n’avoir pas tout compris de ce palestinien viscéral. De ce citoyen du monde à qui justement l’humanité ne saurait manifester de l’ingratitude, même si elle le voulait .
Parce que tout ce que l’on pourrait écrire à son sujet ne serait que réducteur pour cet homme immense, resquillon pour le ramener à une dimension plus accessible pour nous, pour lui témoigner la reconnaissance et l’hommage des lointaines mais si proches berges du Djoliba. Sous la plume de notre confrère Adam Thiam, à l’occasion, déjà, du 60e anniversaire de la Palestine.
De Georges W Bush, VRP de l’Etat sioniste à Bernard Henri Levy, critique indulgent qui ne porte pas le fer contre le sein de la mère, nous aurons vu, ces jours-ci, de fortes tentatives de justifier l’innommable. Que d’amalgames et de faux-fuyants ! Que l’on plaide pour le statut quo au motif que les Palestiniens sont des terroristes et des va-t-en guerre, que l’on simplifie la question au point de la ramener à l’équation affligeante « Palestine égale Al Quaeda » a de quoi indigner.
La schématisation ici est une double trahison. Envers la norme, le juste. Et envers la Palestine, notamment envers son grand poète, Mahmoud Darwiche qui incarne la tragédie d’un peuple chassé de chez lui et la mauvaise conscience des maîtres du monde, qui en cautionnant le forfait, révèlent leur profonde hantise du miroir.
« La vérité a deux visages et la neige est noire ». Ces vers du prolifique Darwiche, né en 1941 sur la terre de Palestine, et forcé à l’exil jusqu’en 1994, porte toute la problématique de la célébration du soixantième anniversaire de la création de l’Etat d’Israël. Dans la mesure où celle-ci correspond aussi à ce que les Palestiniens appellent la nakba, leur chemin de croix. Les murs d’une nation se sont érigés sur les caveaux familiaux d’une autre nation.
Et comble d’hypocrisie, l’Occident bien-pensant ferme les yeux. L’excuse, pense t-il, porte le visage de Auschwitz, où des millions d’hommes, de femmes, d’enfants ont laissé la vie, au nom d’un crime abominable : être juif. Là gît une partie de la vérité : on ne peut pas passer par pertes et profits la tragédie du peuple juif. Les fours crématoires ne sont pas un « détail de l’Histoire ».
Ils sont l’impasse de l’Histoire, car c’est bien la première fois que le monde découvre incrédule l’ampleur d’une misanthropie rendue efficace par la machine de l’Etat, la planification de l’Etat, la déraison de l’Etat. Parce qu’il a été fondé par les rescapés des convois de la mort, Israel mérite compassion et solidarité.
Mais ce capital, qu’il faut bien lui concéder, ne peut pas, à son tour, être transformé en sauf-conduit ou en passe-droit. L’autre partie de la vérité est là : dans le cas de la Palestine, du moins sous la verve imagée de Darwiche, c’est bien ce qui est arrivé.
Ce n’est pas qu’Israël n’a pas droit à la vie, et à la vie là où il se trouve, mais que d’autres soient chassés pour lui faire de la place.
Justement, c’est cette complexité que Darwiche cherche à traduire dans des mots de tous les jours, comme on le voit, dans cette apostrophe extraite du poème Identité et s’adressant à l’Etat sioniste : tu as raflé les vignes de mes pères/et la terre que je cultivais/moi et mes enfants ensemble/tu nous as tout pris hormis/pour la survie de mes petits-fils/les rochers que voici/mais votre gouvernement va les saisir aussi/…à ce que l’on dit !
Ainsi est Mahmoud Darwiche. Chaque vers de lui est un doux réquisitoire, un rappel poignant de l’impasse et de l’absurde. Il supplie par exemple Israël de lui céder une petite portion de terre, juste pour reposer son corps à sa mort et cultiver un peu de fleur. Il ne comprend pas la conspiration contre un peuple qui a produit des génies, des apôtres, des compagnons de prophètes, qui a tout donné à la nation arabe, mais qui, en retour, est payé en monnaie de singe.
Et d’abord, par les frères arabes. D’où la terrible analogie qu’il a osé faire entre la Palestine brimée et Suratul Yussuf, la fameuse sourate de Joseph qui, avant de triompher parce que sa cause était juste, dut affronter le monstre qu’est l’homme mû par les non-valeurs.
Selon l’excellent critique, Jean Michel Malpoix, le propre de Darwiche a été de donner « à la Palestine une identité en multipliant les images qui étoilent sa présence : femme ou terre, elle prend corps à travers le double processus lyrique de la figuration et de la célébration ». Par quelle alchimie ? Grâce à l’imaginaire qui « sauve ce que l’Histoire brise ».
Darwiche, dont on ne comprend encore qu’il ne soit pas prix Nobel, est, sans aucun doute, le Césaire arabe. Qui rentre sa colère, mais dont l’abondante référence aux roses et aux tulipes, aux vérandas circulaires et aux patios animés crie toute la colère de l’exproprié. De quelqu’un qui voudrait voir grandir son enfant sur les parcs de jeu mais auquel on impose le sang sur les murs des palais.
Adam Thiam