Pour Salif Kéïta, enfant albinos rejeté, musicien devenu célèbre et adulé, un mot d’ordre principal? : le respect des différences. Tout, dans sa vie ?et dans son œuvre en témoigne. Retour sur son parcours
Salif Kéïta est là, assis dans un fauteuil d’un hôtel parisien, à proximité de la Cité de la musique. Un joli clin d’œil à l’art qui guide sa vie. Une belle reconnaissance aussi pour celui qui, incontestablement, a fait connaître et reconnaître la musique mandingue à travers le monde. Surtout quand on sait pourquoi l’artiste est de passage à Paris. Salif Kéïta a quitté son Mali natal pour travailler sur le nouvel album d’Herbie Hancock, l’un de ces jazzmen à l’aura internationale qui choisit ses acolytes avec méticulosité. Un grand nom de plus que Salif Kéïta côtoie, avec lequel il collabore étroitement, comme il le fit, lui, sur son nouvel album, la Différence, avec le violoncelliste Vincent Segal, ou le trompettiste Ibrahim Maalouf. Un grand nom de plus qui révèle encore à quel point cet artiste malien est devenu un incontournable, un géant qui cultive le meilleur de ses traditions en les alliant à de multiples innovations musicales. Et pourtant… Ses débuts furent difficiles, loin du conte qui semble être son quotidien maintenant.
Né le 25 août 1949, Salif Kéïta est albinos. Au Mali, comme sur tout le continent africain, cette » différence » est perçue comme un signe maléfique. On dit même qu’une telle naissance rend impure une famille pendant sept générations. Sa peau, très faiblement résistante au soleil, le rend inadapté aux activités de plein air, telles que la pêche, la chasse ou l’agriculture. « Je n’ai jamais cessé d’affirmer ma personnalité et mon statut d’albinos, au travers de mon chant et de mon art « , explique aujourd’hui le musicien.
C’est dans la musique, justement, qu’il trouvera un refuge et un vecteur d’expression. Issu d’une famille noble, Salif Keita est pourtant aussi mal perçu pour son amour de la musique, dont la pratique est interdite à ceux de sa caste. Autre raison pour laquelle il est répudié par les siens, et adopté par un oncle qui va l’élever.
En réalité, sa carrière débute réellement lorsqu’il a à peine vingt ans et intègre l’orchestre du Buffet Hôtel de la gare de Bamako, plus connu sous le nom de Rail Band. Sa voix séduit le public qui vient écouter les airs variés : mélange de folklore malinké et bambara, variété française, rythmes afro-cubains, rumba congolaise… » Nous étions là pour donner l’envie « , dit-il.
Ce mot d’ordre est toujours le sien. » Comme la vie est dure, il faut beaucoup de courage pour vouloir changer les choses. La musique est un bon moyen de faire passer un message, surtout dans un pays où près de 80 % de la population est, en fait, analphabète. « C’est une autre fonction qu’il veut donner à son art, aujourd’hui. » Je veux faire changer les mentalités, élever la conscience de tout le monde, des hommes politiques comme du peuple africain. «
La chanson a beaucoup de forces
De nombreux thèmes se retrouvent donc sur son opus. L’environnement, question qui lui tient particulièrement à cœur, revient à plusieurs reprises. Chanteur, donc, et par là même passeur. « La chanson traverse les frontières, affirme-t-il. Quand tu mets une musique, si tu la fais écouter aux États-Unis, en France, ou partout ailleurs, celui qui écoute sent que tu n’as pas réfléchi au hasard. Il peut comprendre ce que tu as voulu mettre dans ta chanson. La chanson a beaucoup de forces. « Il s’en sert donc pour réclamer une meilleure protection de l’environnement, un meilleur usage des ressources naturelles, ou dénoncer la pollution du fleuve Niger, qui borde son village natal.
« Nous vivons du fleuve. Moi, là-bas, j’y trouve la poésie. J’écoute les oiseaux, les animaux, les grillons », sourit-il. Avant de se faire plus grave : » Mais le fleuve est devenu un endroit où l’on jette tout. C’est pourtant grâce au fleuve que l’on vit. » Et son analyse dépasse cet aspect local. « Au lieu de proposer des milliards pour venir en aide aux pays africains, les pays riches devraient commencer par acheter nos produits à leur juste prix. « Dénoncer l’exploitation qui sévit à toutes les échelles, entre les individus comme entre les nations, est un thème récurrent dans la bouche de Salif Keita.
Autre sujet de préoccupation : la préservation des langues. Ses chansons en portent la marque, écrites aussi bien en français qu’en bambara, wolof ou autres langues du continent africain. » C’est important de préserver les langues. Il y va de l’identité des gens. » Une entrave à la communication En aucun cas : « Ce n’est pas parce que je parle bambara que je ne peux pas parler français et anglais. Ce qui est sûr, c’est que, quand tu veux être en relation avec le monde, il faut apprendre les langues qui marchent dans ce monde-là. Mais le dialecte est parlé chez soi. On ne peut pas s’empêcher de l’utiliser. » Le respect de la différence revient dans sa bouche… appliqué à la question linguistique.
Mais celle qui lui tient le plus à cœur, incontestablement, reste celle des albinos. « Chacun dans l’honneur aura son bonheur », clame Salif Kéïta dans la Différence, la chanson qui ouvre l’album auquel elle a donné son nom. Il est devenu le fer de lance de ce combat, et a monté une fondation pour les protéger et les aider à mieux vivre leur différence. » Aujourd’hui encore, les albinos sont victimes d’exclusion, de racisme et d’assassinat, déplore?le chanteur. Si ça commence à évoluer car les albinos ont su qu’ils devaient se contacter, se rencontrer et se défendre, ils ont encore été massacrés, dernièrement, au Rwanda, au Burundi. Dans toute l’Afrique, c’est pareil. «
Là encore, c’est à toutes les échelles qu’il souhaite agir. En musique pour faire passer le message, bien entendu. Au sein de la fondation où il sensibilise à leurs problèmes de peau, revendique une scolarisation normale, ou encore leur offre l’information nécessaire pour qu’ils se protègent et soient insérés dans leur famille comme dans la société. Lui y est parvenu. Il a pardonné à son père le rejet qu’il lui fit subir, jusqu’à composer une chanson, Papa, hommage à son géniteur. Il continue, avec son chant, d’appeler à la compréhension. Le griot albinos donne de la voix pour les albinos, pour les Africains, contre le rejet, pour l’environnement. Sur la scène, internationale, sans cesse, il défend les différences.
Fabien Perrier